Rapport d'analyse N° 6 : Renforcer le professionnalisme militaire en Afrique

Print Friendly, PDF & Email

Priorités pour l’édification de forces armées africaines professionnelles

Par Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique

10 juin 2020


Au vu de ces nombreux défis apparemment insurmontables, la professionnalisation des armées africaines peut sembler être une chimère. Mais il y a de l’espoir. Pour accomplir des progrès, il faudra faire avancer les réformes dans trois domaines primordiaux : la réorientation du mandat et du rôle de l’armée dans le secteur de la sécurité, la dépolitisation de l’environnement dans lequel l’armée opère et l’institutionnalisation de l’éthique et de la redevabilité dans la culture militaire.

Réorienter le mandat de l’armée

Les armées coûtent cher. Une armée professionnelle doit être éduquée, formée, équipée et entretenue. Il est donc préférable de savoir ce que l’on attend des militaires afin de ne pas gaspiller les ressources. La majorité des armées africaines sont avant tout conçues et organisées pour faire face à une agression étrangère. Elles ne sont donc pas en mesure de répondre de manière appropriée aux menaces de sécurité non traditionnelles telles que les conflits internes, la criminalité transnationale organisée, la piraterie maritime, le terrorisme et la prolifération des armes légères et de petit calibre. Ce décalage est un facteur clé de l’inefficacité des armées africaines. De plus en plus, les militaires sont déployés pour des activités de maintien de l’ordre, une fonction bien différente du combat militaire, qui contribue à des abus des droits humains et à un manque de professionnalisme. Afin de mieux répondre aux menaces réelles auxquelles les pays font face et d’améliorer le professionnalisme de leurs armées, les gouvernements africains doivent modifier leur vision du secteur de la sécurité. La réorganisation des structures des forces de sécurité pour mieux répondre à la menace identifiée et l’intégration de ces missions dans une politique de défense globale et cohérente amélioreront la pertinence, la capacité opérationnelle et le prestige des armées africaines.

Redéfinir la mission. Une armée apolitique, responsable, capable et financièrement abordable devrait être l’objectif de la politique de défense d’un pays63. Une armée devrait donc être façonnée pour remplir sa mission. S’il n’est pas nécessaire de disposer d’une grande armée orientée vers l’extérieur, le gouvernement devrait rationaliser ses forces armées pour les rendre plus efficaces et plus réactives aux besoins sécuritaires réels du pays64. Un élément clé de ce processus est l’élaboration d’une stratégie de sécurité nationale qui comble le fossé entre les menaces étrangères et nationales.

L’un des problèmes auxquels sont confrontés de nombreux gouvernements africains est de savoir que faire de leurs armées lorsqu’elles ne sont pas engagées dans des combats. Comme la plupart des armées africaines, les forces armées du Ghana (GAF), n’ont depuis longtemps pas été appelées à défendre leur pays contre un agresseur extérieur. Mais pour utiliser et maintenir leurs compétences, les GAF ont en cas de besoin soutenu les organismes de sécurité nationale et participé à diverses opérations internationales de maintien de la paix. Les GAF sont bien organisées et équipées pour fournir une telle assistance, du transport et des communications au maintien de l’ordre et de l’application de la loi– lors de certains types de catastrophes nationales. Leur personnel médical et leurs hôpitaux militaires soignent les Ghanéens, aident le gouvernement à éradiquer les maladies et mettent en place des programmes d’éducation sanitaire. Les GAF aident la police à rétablir l’ordre public quand des violences intercommunales menacent la stabilité. Elles participent aussi aux patrouilles conjointes de l’armée et de la police dans les zones urbaines pour répondre aux vols à main armée et autres crimes violents65. Les GAF ont également soutenu le ministère des Terres et des ressources naturelles pour protéger les réserves forestières et les parcs contre le braconnage et l’exploitation forestière illégale66.

Le Sénégal a également impliqué ses militaires dans certains projets de travaux publics sous l’égide d’une collaboration civilo-militaire populaire connue sous le nom « d’armée-nation ». Par le biais de l’armée-nation, les forces armées sénégalaises soutiennent le développement des infrastructures, le service national et la protection de l’environnement. Travailler avec les civils pour améliorer leur quotidien, tout en restant apolitique et professionnel, a créé un cycle auto-renforcé de bonne volonté, de respect, de confiance et de fierté entre le peuple sénégalais et son armée67.

Bien que l’objectif de créer des liens avec les communautés locales soit souhaitable, l’armée doit se concentrer sur ses domaines d’expertise comparative. En effet, les projets de développement exécutés par l’armée sont souvent plus coûteux et ils freinent le développement économique du secteur privé. Plus important encore, la plupart des pays africains sont confrontés à de graves menaces sécuritaires, notamment transnationales. Étant donné la disponibilité limitée des ressources, le secteur de la sécurité devrait se concentrer sur la lutte contre ces menaces.

Compte tenu de ces nombreuses priorités concurrentes, la précision des politiques est importante. La recherche et le sauvetage, la lutte contre le trafic de stupéfiants et la piraterie maritime sont des domaines où l’armée peut appliquer son expertise. La lutte contre ces menaces doit toutefois être soigneusement coordonnée avec, et dirigée par, les autres acteurs du secteur de la sécurité et les agences gouvernementales68. De même, les chefs militaires devraient dans la plupart des cas s’abstenir de jouer plus qu’un rôle de soutien dans la lutte contre le terrorisme intérieur. La police, les services de renseignement et les organisations paramilitaires sont mieux formés pour fournir les réponses ciblées que ces menaces exigent69.

Entre-temps, la majorité des armées africaines ont constaté les avantages de la participation aux opérations internationales de maintien de la paix. Ces opérations répondent aux défis de sécurité sur le continent, empêchant ainsi les débordements transfrontaliers et les menaces pour la sécurité nationale qui en découlent. Elles renforcent également l’expertise, la détermination et la fierté des soldats impliqués.

Soutenir le développement du soldat. Aujourd’hui, le délabrement du matériel roulant, le manque d’équipements adaptés et la diminution des capacités des forces aériennes et navales pourraient constituer une opportunité pour de nombreuses armées africaines. L’objectif de toute force de sécurité est d’abord d’empêcher les menaces de se concrétiser, puis de répondre efficacement aux menaces qui se matérialisent70. Atteindre cet objectif ne nécessite pas obligatoirement davantage de chars, d’avions de chasse et de navires. Comme la plupart des opérations contemporaines sont de nature constabulaire ou de contre-insurrection, la mission de l’armée doit se concentrer sur la défense et la protection des citoyens. Pour ce faire, la priorité doit être donnée au renforcement des effectifs de l’armée – en formant des soldats et des unités qui sont compétents, compatissants et respectés. La mise en place d’opérations constabulaires nécessitera une présence continue dans les communautés, d’où la nécessité d’y inclure des soldats qui représentent les communautés qu’ils protègent. Il n’y a pas de meilleur moyen de comprendre pleinement le contexte local et d’instaurer le respect et la confiance entre les militaires et la communauté. Et face à la diminution des budgets, les déploiements de sécurité modernes et allégés vont devoir s’appuyer davantage sur des stratégies de combat plus intelligentes, c’est à dire équilibrer les capacités avec une connaissance approfondie des communautés pour prévenir ou dissuader les menaces à la sécurité.

Les armées africaines devraient se concentrer davantage sur le type de soldat dont elles ont besoin plutôt que sur la quantité. Cela nous ramène à l’éthique du soldat. L’armée n’est pas une profession ordinaire. Elle exige une grande intégrité, des compétences, un dévouement, une loyauté et des sacrifices. La professionnalisation des forces armées africaines passe non seulement par des forces plus petites, mais aussi par des forces mieux formées et équipées. Cela contribuera à renforcer la fierté et le professionnalisme, tout en élevant le niveau des recrues.

Réformer les gardes présidentielles

La protection des hauts fonctionnaires et des institutions politiques est essentielle à la continuité et à la survie de l’État. Cependant, les gardes présidentielles en Afrique sont souvent des unités militaires de taille trop importante, dotées d’un équipement relativement avancé et capables de mener des opérations prolongées. Les présidents et autres hauts dignitaires ont besoin d’une force plus discrète, capable de dissuader et de repousser les menaces immédiates. Toute menace plus longue ou durable devrait relever de la compétence de la police, de la gendarmerie, de l’armée ou de tout autre organisme de sécurité compétent.

Une garde présidentielle devrait conserver une mission républicaine et ne pas devenir une unité armée à tendance ethnique qui ne protège qu’un régime particulier. En principe, pour assurer une allégeance nationale, la garde présidentielle devrait être composée de militaires, de policiers et de gendarmes, et sa composition devrait refléter la démographie de la société tout entière. Ces petites unités intégrées recevraient une formation spécialisée, renforçant ainsi leurs capacités et leur fierté professionnelle. Une fois cette approche instituée, elle créera un tampon contre les abus d’une garde prétorienne. La réduction des effectifs de la garde présidentielle, trop nombreux et trop payés, permettra également d’économiser en recentrant les ressources de sécurité du pays sur les priorités de sécurité de l’État.

Cela ne veut pas dire que les forces de sécurité d’élite n’ont pas un de rôle particulier : une réalité que l’Afrique du Sud n’a pas su apprécier à sa juste valeur en ce qui concerne ses commandos dans la transition postapartheid. Lors de la création de la SANDF nouvellement intégrée, l’Afrique du Sud a démantelé l’unité de commandos du pays. Ces unités paramilitaires, dissoutes en raison de leur origine liée à l’apartheid, protégeaient les communautés urbaines ou rurales contre les menaces organisées en faisant appel à la participation communautaire. Le vide laissé par leur départ a malheureusement contribué à la montée en flèche de la criminalité71.

Mettre l’accent sur l’éducation et la formation. L’un des défis auxquels sont confrontées de nombreuses armées africaines est que les qualifications académiques et la formation au combat ne sont pas considérées comme nécessaires pour l’avancement ou la promotion. Il faut que cela change. La formation et l’éducation militaire professionnelle sont cruciales. La SANDF a institutionnalisé un programme de formation de base pour tous ses soldats et a intégré trois niveaux de formation pour ses officiers. La formation des lieutenants comprend la socialisation (pour avoir un esprit militaire), l’entraînement au combat armé et l’éducation militaire (compréhension du rôle du militaire dans une société démocratique moderne). Pour devenir colonel, les officiers doivent ensuite valider un programme de gestion militaire. Enfin, pour devenir général, le cursus des officiers se concentre sur l’environnement politico-militaire dans lequel ils se trouveront72.

L’éducation et la formation jouent également un rôle crucial dans le rapprochement des forces belligérantes dans les contextes de désarmement, de démobilisation et de réintégration. L’expérience post-conflit du Burundi a montré que l’intégration des forces et leur exposition aux mêmes lieux d’entraînement et de vie ont permis de partager des expériences et de renforcer l’unité73.

Le rôle de l’armée en tant qu’éducateur peut également améliorer sa réputation aux yeux du public. En offrant à ses soldats un accès équitable à l’éducation, l’armée peut donner l’exemple de l’équité dans l’allocation des ressources publiques, tout en créant un sentiment d’appartenance dans les communautés. Par ailleurs, un secteur de la sécurité plus instruit sera probablement mieux disposé à faire preuve de retenue, de jugement et d’adaptabilité, autant d’éléments essentiels pour faire face aux menaces d’origine sociale qui caractérisent de nombreux défis de sécurité en Afrique.

En 2010, une enquête a été menée au Liberia pour évaluer comment les citoyens, soldats ou civils, percevaient le professionnalisme de l’armée six ans après le début d’un programme global de réforme du secteur de la sécurité74. Dans l’ensemble, les résultats se sont avérés très positifs quant à l’éthique des soldats et au respect que les civils leurs confèrent. Tant les soldats que les civils ont défini le rôle du soldat comme celui d’un protecteur du peuple dont le devoir est de respecter l’État de droit. Un thème commun s’est révélé être que l’éducation prodiguée aux soldats, notamment en matière d’État de droit et de droits humains, avait contribué à rendre les soldats plus dignes et respectés.

Dépolitiser l’environnement dans lequel les armées opèrent

Presque toutes les constitutions africaines stipulent que le président élu civil est également commandant en chef des forces armées. Pour inculquer le contrôle civil de l’armée, les politiciens doivent être plus transparents et s’impliquer dans la réforme du secteur de la sécurité, notamment en formalisant le cadre dans lequel l’armée opère afin que la société civile puisse également aussi apprendre à contribuer et à collaborer.

La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance est un bon point de référence. Elle énonce les principes du développement démocratique, du respect de la participation populaire et interdit les changements anticonstitutionnels de régime. À cette fin, alors que l’aide à la réforme du secteur de la sécurité n’a généralement été orientée qu’aux institutions de sécurité, il faut également prêter attention aux acteurs politiques qui sont en mesure de miner le professionnalisme militaire.

Définir les rôles des acteurs militaires et politiques. Lorsque les personnalités politiques cherchent le soutien des militaires, la faiblesse des institutions démocratiques pourrait ouvrir la porte aux politiciens opportunistes pour tenter de manipuler l’armée. Des règles plus strictes sur le comportement politique peuvent réduire ce facteur négatif du professionnalisme militaire.

Pour commencer, la formation que les parlementaires reçoivent sur la politique de défense et les dépenses militaires devrait inclure la participation à des cours d’éthique et l’établissement d’une compréhension commune de la corruption afin que les conséquences des abus puissent être discutées ouvertement75. L’accent mis pour plus de transparence dans toutes les institutions renforcera l’intégrité et permettra un meilleur suivi du comportement politique dans l’ensemble du gouvernement.

L’héritage de l’imbrication des armées et de la politique en Afrique souligne la nécessité d’adopter un cadre clair dans lequel les armées africaines peuvent opérer. La constitution et les lois sur la défense nationale doivent clairement définir la chaîne de commandement en temps de guerre, de paix et d’état d’urgence nationale. Il ne devrait y avoir aucune ambiguïté quant au rôle des militaires au processus de prises de décisions – que ce soit du niveau acceptable d’implication politique par les militaires, à la méthode selon laquelle les relations entre civils et militaires peuvent être menées. Ce cadre devrait également contenir un examen et une révision des lois relatives au secteur de la sécurité afin d’identifier et de clarifier les rôles et les mandats des différentes institutions impliquées dans la sécurité. Cela devrait inclure un mécanisme de médiation défini pour les désaccords entre les institutions, ainsi que des sanctions spécifiques pour les politiciens qui tentent de subvertir ces règles.

En aidant le gouvernement tunisien de post-transition à identifier les priorités pour son secteur de la sécurité, le Centre de Genève pour le contrôle démocratique des forces armées (DCAF) a brièvement énuméré les avantages d’un cadre efficace et responsable pour le secteur de la sécurité. En effet un tel cadre :

  • Définit le rôle et la mission de chaque institution de sécurité.
  • Définit les prérogatives et limite le pouvoir de chaque organisation de sécurité et de ses membres.
  • Définit le rôle et les pouvoirs des institutions qui contrôlent et surveillent les organisations de sécurité.
  • Fournit une base pour la redevabilité, car il établit une différence claire entre un comportement légal et illégal76.

Collaboration civilo-militaire. Une fois le cadre mis en place, les militaires ont besoin d’un environnement politique transparent et collaboratif pour s’acquitter efficacement de leur mandat. Les dirigeants civils doivent notamment être en mesure d’expliquer aux dirigeants militaires les justifications politiques, sociales et économiques du budget de la défense. De même, les dirigeants politiques devraient solliciter l’expertise et les conseils des dirigeants militaires pour déterminer et hiérarchiser les différents aspects de la stratégie de sécurité. Une participation robuste des parlementaires aux questions de défense est un indicateur précieux de relations démocratiques entre civils et militaires77. Une approche graduelle, fondée sur le compromis et le dialogue régulier, peut améliorer les perspectives de consolidation démocratique et de contrôle civil sur l’armée.

Le Lesotho et l’Afrique du Sud fournissent des exemples de la manière dont il est possible d’établir le cadre d’institutions de sécurité efficaces, et ensuite de relations civilo-militaires démocratiques. La loi sur les forces de défense, promulguée par le Parlement du Lesotho en 1996 définit la structure, l’organisation, l’administration et la discipline des forces armées et les questions qui s’y rapportent. La création du ministère de la Défense en 1995 a institutionnalisé le contrôle des forces armées par une autorité civile élue, ainsi que le renforcement de la redevabilité des armées envers les pouvoirs exécutif et législatif. Le retrait des forces armées de la politique partisane a rendu l’armée plus professionnelle dans l’exécution de ses fonctions nationales. Cette séparation a également rendu le gouvernement plus démocratique78.

La constitution sud-africaine encourage le dialogue entre les corps habillés, le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif en exigeant que les services de sécurité apprennent à leurs membres à agir conformément aux lois, à la constitution et aux conventions internationales. En outre, la SANDF a été chargée de concevoir et de mettre en œuvre un programme d’éducation civique sur la « défense dans une démocratie » à l’intention des militaires et du personnel du ministère de la Défense79. Cela a encouragé les dirigeants civils et militaires à réfléchir sérieusement sur le mandat et le rôle de l’armée dans la société. Le gouvernement a également lancé un processus indépendant d’examen de la défense qui a sollicité l’avis du public et débouché sur une nouvelle politique de défense plus conforme aux priorités de l’Afrique du Sud en matière de sécurité nationale.

Partenariats avec la communauté internationale et la société civile. Pour de nombreux pays africains, l’aide internationale à la réforme du secteur de la sécurité est cruciale. La communauté internationale peut fournir une assistance technique, juridique et politique indispensable pour dépolitiser l’armée et renforcer son savoir-faire professionnel. Une condamnation sans équivoque des coups d’État suivie de sanctions de la part des communautés économiques régionales (CER), de l’UA et de la communauté internationale est importante pour étouffer l’ingérence d’une armée dans les affaires politiques d’un pays d’Afrique. Il faut aussi que les démocraties africaines s’impliquent directement dans le soutien à la consolidation des principes de redevabilité démocratique du secteur de la sécurité. L’aide à la réforme du secteur de la sécurité fournie par des partenaires tels que le Botswana, l’Inde et l’Afrique du Sud a contribué à ancrer le processus de démocratisation du Lesotho et la discipline au sein de la Force de défense du Lesotho80.

De même, une société civile active et informée favorise l’enracinement des valeurs démocratiques et dissuade la dérive militariste. Les coups d’État peuvent échouer quand la société civile est active et impliquée au-delà des élections. En renforçant les capacités de la société civile, un pays accroît la redevabilité et la transparence. Des médias libres sont essentiels pour faciliter un plus large éventail de dialogue public sur les questions de sécurité et les affaires militaires. Un tel processus permet également de renforcer la confiance entre la société, l’État et les forces armées.

Au Liberia, par exemple, le gouvernement de la présidente Ellen Johnson Sirleaf a fait de grands progrès pour reconstruire la société civile dans ce pays déchiré par le conflit. En 2010, la présidente Johnson Sirleaf a ainsi promulgué une loi sur la liberté d’information afin de renforcer la transparence et la redevabilité du gouvernement envers le public81. C’est grâce aux médias, dont les programmes radios ont permis d’éduquer le public sur l’État de droit et le rôle de l’armée en tant que protecteur de la nation et de la sécurité humaine, que la population a été informée du processus de réforme du secteur de la sécurité. Cela a permis non seulement d’attirer des recrues motivées mais aussi d’informer la population sur la manière dont il est possible de tenir les soldats redevables de leurs actions82.

Comme l’a noté un soldat libérien :

Il n’y a aucun endroit dans ce monde où un militaire n’est pas soumis aux lois civiles. C’est pourquoi, lorsque nous sortons [en public], il nous est conseillé de bien nous comporter. Si vous faites quelque chose de stupide, vous pouvez être arrêté par la police et si la police découvre que vous êtes coupable, vous serez envoyé au tribunal et jugé. Cela faisait défaut dans l’ancienne armée, mais dans cette nouvelle armée, les choses sont différentes83.

De nombreux pays africains ont mis du temps à adopter une telle loi sur la liberté d’information. En outre, même dans les endroits où de telles lois ont été adoptées, la résistance perdure. En 2011, la Mauritanie a adopté une loi sur la liberté de la presse qui supprime les peines d’emprisonnement pour les journalistes. Toutefois, ces derniers peuvent toujours être condamnés à une amende pour avoir publié « des informations erronées susceptibles de semer le chaos et de perturber la discipline des forces armées »84. De même, bien qu’il ait adopté une loi sur la liberté d’information en 2011 après une décennie de réflexion, le gouvernement nigérian a été critiqué par la presse pour n’avoir réellement pas donné suite aux demandes formulées en vertu de la loi en vigueur85. En Afrique du Sud, où le droit à la liberté d’information est inscrit dans la constitution, le Parlement a adopté en 2011 un projet de loi restreignant la communication de ce qu’il considérait comme des « secrets gouvernementaux », bien que ce projet ait été rejeté par le président Zuma en 201386.

Avec un passé d’opérations secrètes, de budgets non publiés et d’accords de pouvoir en coulisses, de nombreuses armées africaines ont beaucoup de pain sur la planche pour réparer les relations tendues qu’elles entretiennent avec la société civile et les médias. Puisque l’évolution des missions oblige les militaires à interagir plus fréquemment avec les civils, il est d’autant plus important qu’ils apprennent à communiquer avec les médias. Une formation aux médias visant à établir des relations constructives contribuerait grandement à diminuer les niveaux de méfiance entre les militaires africains et le grand public.

Institutionnaliser l’éthique et la redevabilité dans la culture militaire

La sécurité n’est pas seulement du ressort de l’armée. Elle inclut d’autres ministères, le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif et la société civile. Une armée professionnelle doit ainsi entretenir des relations avec tous les acteurs clés de la sécurité afin de remplir efficacement ses fonctions. L’armée a donc l’obligation d’institutionnaliser une culture éthique et responsable afin de gagner la confiance et le respect du public.

Renforcer la discipline et le devoir militaires. Les tribunaux militaires africains se sont généralement avérés inefficaces pour poursuivre les auteurs de violations des droits humains. L’une des priorités des dirigeants militaires devrait donc être de renforcer le système judiciaire militaire afin de rétablir la discipline dans les casernes africaines.

Pour commencer, les armées africaines devraient revoir leurs codes de justice militaire, les lois de procédure et le droit positif qui régissent le système de justice militaire. Ces cadres devraient fournir des orientations claires sur les infractions allant des actes désobéissance mineurs aux infractions les plus graves telles que le meurtre. Généralement, ces derniers types d’infractions sont traités par un système de procès. Pour limiter les perceptions d’ingérence, les dirigeants devraient également envisager que certaines ou toutes les poursuites pénales soient menées indépendamment de la chaîne de commandement militaire.

Il est essentiel de s’assurer que les systèmes de justice militaire sont compatibles avec les normes relatives aux droits humains. La plupart des lois militaires européennes s’inspirent de la Convention européenne des droits humains87. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples constitue un point de référence similaire pour garantir que les systèmes de justice militaire africains sont conformes au droit national et international. Si l’expertise juridique fait défaut à l’intérieur du pays, les gouvernements et les militaires pourront se tourner vers des partenaires de leurs CER, de l’UA et du monde entier.

Pour les délits moins graves, les conseils de discipline militaires peuvent aussi s’avérer utiles. Au Libéria, où le système de justice militaire n’existait pas en dépit d’un nombre écrasant d’affaires, il a été décidé que toutes les affaires pénales militaires seraient entendues par des tribunaux civils jusqu’à ce qu’un système de cours martiales pleinement fonctionnel soit rétabli88. Cette approche pratique pourrait être utile pour d’autres pays post-conflit, comme la Côte d’Ivoire, où la gestion des infractions militaires urgentes peut être retardée en raison de fortes pressions concurrentes sur un processus judiciaire militaire en cours de réforme.

L’indiscipline et l’injustice observées dans de nombreuses casernes des pays subsahariens sont un indicateur de l’inadéquation de certains conseils de discipline militaires. Très souvent, le système est incohérent et favorise les affaires impliquant des officiers, en particulier les officiers supérieurs. L’impossibilité pour un soldat de faire appel de jugements injustes et préjudiciables discrédite le conseil. Les codes de justice militaire doivent prévoir des dispositions permettant de faire appel des conseils de discipline militaires auprès d’un tribunal militaire ou du ministère de la Justice, afin de garantir une procédure régulière.

Récompenser l’intégrité et renforcer la redevabilité. L’établissement d’une culture militaire de l’éthique nécessitera de modifier les critères de motivation au sein des forces armées. L’intégrité doit être un critère prépondérant dans les promotions, les nominations et les récompenses du personnel. L’intégrité peut de plus être renforcée par le raffermissement des valeurs et des codes de conduite en matière de droits humains, de formation et d’éducation89.

De même, les opportunités de corruption doivent être réduites au minimum. Quelle que soit leur taille, les bureaux d’approvisionnement militaires nécessitent des professionnels compétents et le strict respect d’une structure procédurale solide. La passation de marchés est une compétence professionnelle. Il est donc important que les ministères mettent en place une équipe solide de spécialistes des marchés publics. L’expérience de nombreux pays montre qu’il est préférable d’avoir un bureau d’achat centralisé (un bureau unique pour l’ensemble des services de sécurité) en dehors de l’armée, car cela établit une couche supplémentaire de redevabilité pour ce domaine fonctionnel fréquemment exploité. Le maintien des décisions d’achat dans le cadre du système hiérarchique de l’armée crée de fortes tentations pour les officiers supérieurs d’en influencer le processus. L’implication de la société civile (soit dans un rôle de surveillance, soit en tant que participant au protocole) dans les domaines favorables à la corruption, tels que les marchés publics, renforcerait la transparence et l’intégrité du processus.

De nombreux dysfonctionnements internes constatés dans les armées africaines pourraient être corrigés si le rôle de surveillance des services d’inspection des armées était renforcé et rendu plus autonome. Au lieu d’être un bureau pour les anciens chefs d’état-major des armées ou les officiers les plus gradés, les agents du Département des services d’inspection devraient être un mélange d’auditeurs, de juristes et d’analystes politiques militaires et civils qui publient des rapports évaluant l’état des forces armées en fonction de leurs différents mandats. Ces rapports seraient aussi utiles à des fins de politique et de gestion, ainsi que pour les considérations relatives aux promotions, aux nominations et aux récompenses parmi les officiers occupant des fonctions de gestion.

Ces initiatives devraient être renforcées par un cadre d’éthique bien défini qui délimite les codes de conduite, les valeurs et le comportement attendus du personnel militaire. Transparency International a identifié cinq éléments clés d’un tel cadre :

  • Un code de conduite unique et facilement accessible pour l’ensemble du personnel, fermement ancré dans l’éthique et les valeurs, avec un texte accessible (sans jargon juridique).
  • Des orientations claires sur la redevabilité, y compris qui est responsable du programme d’éthique, comment signaler des soupçons de corruption et où trouver d’autres conseils.
  • Une réglementation sur les pots-de-vin, les gratifications, les cadeaux et l’hospitalité, les conflits d’intérêts et les activités après la retraite (par une personne qui a quitté l’armée), idéalement avec des études de cas.
  • Des formations régulières en matière d’éthique et des cours de remise à niveau pour contextualiser les règlements dans des situations réelles90.

La communauté internationale pourrait également apporter son aide en proposant une formation à la gestion et au contrôle des affaires militaires. Les militaires africains pourraient aussi partager les enseignements qu’ils ont tirés, à l’instar du Mécanisme africain d’évaluation par les pairs, qui partage les meilleures pratiques de gouvernance entre ses États membres. Afin d’institutionnaliser les enseignements, les techniques et les procédures tirés de ces collaborations, les armées africaines devraient créer un centre des enseignements tirés dans leurs écoles militaires.

Créer un médiateur militaire comme mécanisme indépendant de surveillance militaire. Les tentatives de réforme militaire sont souvent des processus top-down et internes, qui mettent sur la touche les préoccupations de nombreux soldats et citoyens ordinaires. Le fait de disposer d’un mécanisme de surveillance militaire intégré, comme le Département des services d’inspection, signifie également que l’armée est responsable de sa propre surveillance, ce qui peut créer des conflits d’intérêts et en compromettre rapidement l’utilité.

Une alternative, ou même un complément aux services d’inspection, serait un médiateur militaire indépendant qui aiderait les militaires à respecter les principes et les pratiques de bonne gouvernance. Il aurait l’avantage de se concentrer uniquement sur les questions militaires, mais ne serait composé que de civils, afin de le rendre indépendant et impartial. Au Canada et en Allemagne, les médiateurs militaires traitent les plaintes relatives à des comportements inappropriés et abusifs dans l’armée, ainsi que les lacunes des procédures militaires, et recommandent des mesures correctives dans des rapports destinés non seulement à l’armée mais aussi au parlement et au public91. Ils ont pour effet d’améliorer l’efficacité de l’armée en la rendant redevable et sensible aux besoins de ses membres.

Plus de la moitié des pays d’Afrique disposent déjà d’un bureau de médiateur, mais ils sont le plus souvent confinés à la surveillance civile. Comme les parlementaires, beaucoup d’entre eux ne disposent pas de l’expertise nécessaire pour traiter avec le secteur de la défense. La clé du succès d’un bureau de médiateur militaire serait d’assurer son indépendance opérationnelle. Il devrait être physiquement situé à l’écart de l’état-major militaire afin qu’il puisse mener ses propres enquêtes et publier des rapports indépendamment des autres services gouvernementaux. Il devrait également disposer d’une autorité politique substantielle, partant d’un mandat légal à l’accès aux informations nécessaires à la conduite d’enquêtes, en passant par la responsabilité d’émettre des recommandations à l’attention des dirigeants civils et militaires, et nécessitant des réponses officielles et publiques. Plus important encore, les civils qui ont une expérience juridique, d’enquête et de recherche liée au secteur de la défense ainsi qu’une habilitation de sécurité de haut niveau, devraient faire partie de ce bureau.

Les conclusions et recommandations publiées par le bureau du médiateur militaire contribueraient à renforcer le contrôle parlementaire et à instaurer une plus grande transparence et une plus grande redevabilité de l’armée. De même, un médiateur militaire pourrait renforcer les intérêts des citoyens, qu’il s’agisse de plaintes concernant le comportement ou de l’identification de lacunes particulières dans les procédures militaires.

Renforcer le contrôle parlementaire et institutionnaliser les audits externes. Puisque la corruption et la mauvaise gestion dans l’armée ont des répercussions considérables sur la sécurité nationale et la confiance dans l’ensemble du gouvernement, les audits externes de l’administration des fonds publics dans les forces armées devraient devenir une priorité nationale. Le renforcement des contrôles parlementaires sur les dépenses de défense peut améliorer la gouvernance interne des armées et peut contribuer à résoudre le problème de la redevabilité. La plupart des parlements africains disposent d’un mandat constitutionnel pour contrôler l’utilisation des ressources et s’assurer que les ressources sécuritaires sont utilisées efficacement. En Afrique du Sud, les parlementaires sont formés dans le domaine des dépenses militaires. En outre, des experts sont inclus dans les commissions parlementaires pour faire avancer le débat et la négociation. L’Afrique du Sud et l’Ouganda s’appuient tous deux sur des comités de comptes publics pour obliger les ministres à rendre des comptes. Ce contrôle par le corps législatif est une ligne de défense importante contre la corruption et le détournement de fonds publics lorsque les services d’inspection ou les contrôles internes au sein de l’armée et du ministère de la Défense échouent. Cela demandera en effet un certain travail, en particulier dans les pays qui ont peu d’antécédents de participation civile active dans les affaires militaires, mais la mise en place d’un contrôle civil plus fort est une composante essentielle pour inculquer le professionnalisme militaire.

De nombreux chefs militaires sont également impliqués dans des entreprises commerciales, ce qui non seulement entre en conflit avec leurs mandats de sécurité, mais leur permet également de détourner des revenus non déclarés du public vers l’armée. Les hauts responsables militaires devraient être tenus de déclarer leurs avoirs chaque année, afin de faciliter le contrôle et de s’assurer qu’ils ne représentent pas de conflit d’intérêt. Une enquête parlementaire ou une mission d’information peut aussi permettre d’identifier et de surveiller les revenus et les dépenses militaires. Les programmes de lutte contre la corruption qui ciblent les dépenses de défense ont tendance à améliorer la gestion des dépenses gouvernementales en général. Ces mesures introduisent la concurrence, la transparence et la surveillance des marchés publics et des efforts pour réduire le favoritisme92. Garder le budget de la défense confidentiel pour des raisons de sécurité nationale ne devrait pas être le prétexte souvent répété pour cacher une mauvaise gouvernance militaire. La défense est un service public et, à ce titre, le public mérite de savoir pourquoi et comment l’armée dépense ses fonds.


Télécharger le rapport

English | Français | Português | አማርኛ  | العربية